Dans son sens commun, le déchet est un bien dévalorisé, déconsidéré et rejeté par son producteur ou son propriétaire. De ce fait, il est discrédité.
Au plus bas niveau de déconsidération, celui de la puanteur, de l’impureté, c’est l’immondice (en latin immondus), le « non-propre », gadoues méprisées des chaussées antiques, support de mépris et symbole d’insulte suprême.
L’autre niveau, plus abstrait et plus général dérive du vieux verbe « déchoir », c’est perdre de la valeur, de la considération (cf au XIIIe siècle, le « deschié »). À notre époque il se développe, se diversifie, s’amplifie ; ceci à cause de l’extension humaine, de sa concentration urbaine, d’un mode de vie moderne très appareillé et aussi à cause de l’extension industrielle, de la complexité des technologies de production, de circulation, de liaison. Désormais, le déchet devient un objet d’analyses techniques et économiques ; de nouveaux métiers de traitement sont nés; depuis 1972, des thèses généralistes (géographie, philosophie…) lui ont consacré une démarche scientifique spécifique.
Dans la famille campagnarde traditionnelle, on expulse ses rejets sans graves dommages pour le voisinage d’autant moins qu’ils sont limités et putrescibles. À la ville, les rejets familiaux se retrouvent dans la rue, fétides gadoues médiévales, encombrantes ordures hétérogènes des cités modernes, affligeants entassements sordides des ghettos misérables. De l’abondance à l’exclusion, devenue nécessaire à la maîtrise de la salubrité urbaine, la poubelle est aussi un miroir social. Une observation méthodique et une analyse objective des poubelles familiales d’un échantillon diversifié de foyers anonymes ont permis de mettre au point une radioscopie de la poubelle domestique dans plusieurs villes de l’Ouest de la France au cours des années 1980-1990.
D’abord considérée comme l’aventure risquée d’un universitaire « fou », cette démarche a révélé des indicateurs réels, directs et transparents des comportements et des conditions concrètes de la vie domestique des habitants. Ce sont des éléments utiles pour une maîtrise rationnelle des rejets ménagers (et assimilés) et pour l’organisation des services attendus de collecte et de traitement des rejets ménagers ; mais au-delà c’est la première étape d’une révélation saisissante de la vérité sociale des familles souvent dissimulée derrière l’écran préfabriqué des enquêtes de consommation ou d’opinion. Les grandes différences du poids moyen d’ordures rejetées par habitant, la grande diversité des matériaux constituants, les variations du poids réel au cours de la semaine et au cours de l’année, déterminent des classes de producteurs et reflètent la diversité des fonctions domestiques exprimées dans la maison et le logement.
Au travers d’une « radioscopie » des poubelles transparaît une échelle sociale concrétisée au quotidien.
Une typologie des poubelles se fonde sur la forme de présentation des ordures, leur poids net moyen, leur composition générale, les caractères des principaux éléments constituants, le rythme et l’évolution de la production. Ainsi, dans les années 1985-1990, dans plusieurs villes moyennes de l’Ouest, on a pu différencier 4 grandes catégories : la poubelle de l’abondance et de la fantaisie des beaux quartiers sans contrainte de ressources, la poubelle du choix possible, variée sans fantaisie faute de grande souplesse des moyens, fréquente dans les quartiers d’habitat individuel confortable et aisé, la poubelle du nécessaire plus maigre et plus uniforme caractéristique de grands immeubles locatifs et des petites maisons collectives modestes, la poubelle de l’indispensable, celle des faibles revenus des retraités démunis et enfin, hors catégorie, la « poubelle virtuelle » des laissés-pour-compte de la rue souvent dépendants du contenu des poubelles des autres.
Au niveau de la famille, le contenu de la poubelle a d’abord une signification structurelle objective ; elle révèle les traces des comportements vrais au travers des principales fonctions domestiques : se nourrir, s’habiller, s’informer, se distraire, bricoler, décorer… Certains éléments ont une signification affinée, comme la sensibilité à la modernité traduisible sur une échelle graduée : refus d’achat, achat indispensable obligé, achat utile nécessaire, achat plaisant libre, achat de prestige recherché.
L’ ordure a aussi une signification temporelle : elle porte témoignage des faits vécus à différentes échelles de temps. Sa production reflète les rythmes réguliers de la vie quotidienne et aussi des irrégularités et des accidents de l’horloge sociale. Le week-end plus détendu et plus commercial remplit abondamment la poubelle. S’y retrouvent même les rythmes saisonniers : saisons naturelles avec les étiages et les crues végétales (de produits frais, tailles et tontes, saisons sociales avec les maigres des vacances d’été et les montées des rassemblements familiaux de la Toussaint et de Noël; des saisons aux effets d’ailleurs inversés dans les espaces d’accueil touristique. Le sens des ordures est donc variable selon l’organisation familiale des espaces de vie.
Dans les années 1980-1990, avant l’actuelle dispersion « rurbaine », les ordures des villes et les ordures des champs gardent les caractères propres de deux modes de vie distincts. Alors que les corpulentes poubelles des jeunes cadres dynamiques urbains souffrent d’un embonpoint croissant, celles des retraités ouvriers et des paysans âgés conservent un modeste équilibre lié à des besoins réglés et à un traditionnel jardinage nourricier. Des chiffres illustrent ces différences : en 1988 en milieu rural = 100 ⁄200 kg par habitant par an, en milieu semi-urbain (petites villes et zones péri-urbaines) = 250 ⁄300 kg par habitant par an, en milieu urbain (grande ville) = 350 ⁄450 kg par habitant par an. En 1998, avec des valeurs accrues, les mêmes écarts se retrouvent : respectivement, 300 kg, 400 ⁄450 kg, 500 ⁄550 kg. L’extension du modèle social urbain, la diversification et le développement des unités de services, de commerces, de travaux artisanaux accroissent des résidus variés (dits « assimilés »), collectés et comptabilisés avec les ordures domestiques. Ainsi restent dissimulés ces équivalents-habitants fictifs qui relèvent les moyennes urbaines.
Au niveau international, certes de façon très approximative et incomplète, mais cependant significative, la poubelle est un indicateur apparent des niveaux et des formes du développement économique et social. D’après le tableau de données regroupées par l’OCDE(1993), l’échelle des valeurs moyennes s’établit de 10 à < de 1 avec 4 grands groupes de pays : celui des plus économiquement avancés à vie confortable moderne (Etats-Unis, Canada, Australie, et Nouvelle-Zélande), celui des pays développés avec des valeurs moyennes « médianes » (surtout l’Europe de l’Ouest), celui des pays en cours de transformation économique et sociale engagée, avec des valeurs situées au tiers inférieur (Europe de l’Est, Russie), enfin le groupe de base avec des indications peu fiables et toujours inférieures au dixième du maximum moyen.
Si les ordures ont leur géographie, elles ont aussi leur histoire. Dans les campagnes anciennes chacun expulse ses rejets autour de son logis sans graves dommages de voisinage. Avec la création et le développement des villes le déchet devient insupportable ; il gagne la rue sous toutes ses formes : épluchures, humeurs et odeurs variées des vases de nuit, déjections animales, litières diverses, boues fétides du sol brut piétiné par les animaux. Cette commune gadoue répugnante devra être enlevée et écartée hors la ville pour y fertiliser des cultures proches. En France, au XVIe siècle, l’autorité urbaine impose à chaque habitant de balayer devant sa porte ; mais devant une réticence générale, les pouvoirs royaux, puis municipaux sont contraints d’organiser eux-mêmes des services d’enlèvement. À Paris, en 1883 boîte à ordures » du préfet Eugène Poubelle devient obligatoire pour chaque foyer ; ceci favorise la collecte tout en réorganisant le tri sélectif sur le trottoir, une tradition ancienne farouchement défendue par l’importante corporation des chiffonniers de la ville. Cette collecte municipale gagnera progressivement toutes les villes françaises, puis plus récemment (1975) les communes rurales souvent démunies de moyens.
Aujourd’hui, la gadoue fertile est remplacée par un déchet hétérogène, souvent imputrescible, encombrant, polluant, caractéristique du mode de vie de l’abondance. Les techniques et les moyens industriels ont dû s’adapter au volume et à la diversité des déchets ménagers actuels : matières organiques (cuisine, jardinage), papier, carton, bois, verre, plastiqueS (supports imprimés, emballages), produits chimiques (pesticides, herbicides, peintures, solvants, médicaments).
En outre, dès le XIXe siècle, le développement artisanal et industriel accumule des résidus variés selon la nature de la matière traitée et le processus de sa transformation ; la chute d’acier devient battiture, tournure, rognure, sciure, découpe. À chaque filière correspond son déchet : tourteau d’écrasement de la graine oléagineuse, mélasse de la distillation du jus sucré, boue de décantation, lie et vinasse de filtration des jus fermentés. La distribution et le commerce ont aussi leurs refus : rebut de contrôle, refus de livraison, « déchet de route » occasionnel du transport, surplus de production, invendu de magasin, autant d’objets pour les soldes de fin de saison et les liquidations de foire. L’évolution de l’énergie motrice des activités illustre les risques croissants de pollution du milieu naturel et humain : fumiers et crottins malodorants de la traction animale ; fumées, cendres et mâchefers encombrants de l’ère de la vapeur ; gaz et particules toxiques des hydrocarbures ; rayons et restes radioactifs de l’énergie nucléaire. Le déchet signale l’emprise humaine et reflète ses technologies d’action jusque dans l’espace sidéral, parcouru par nos résidus satellisés.
L’indispensable maîtrise d’une nocivité accrue et multiple
À ses origines, l’homme petit, isolé et fragile s’est installé dans une nature rude, complexe et puissante dont il a subi les contraintes et les limites d’usage vital. Aujourd’hui les objectifs et les moyens de ses activités ont apparemment renversé le sens du déséquilibre des forces à son avantage ; tout au moins localement, temporairement, au risque de tout détruire. En effet, la rupture avec la nature est consommée à cause de l’impérieuse réussite du modèle urbain, étayée sur l’appétit de puissance servi par la maîtrise technologique, servie par une apparente libération spirituelle née de la connaissance scientifique.
Les maîtres de la grande ville croient réalisable une émancipation du milieu naturel et du temps réel ; pourtant d’insupportables limites sont apparues : accumulations relictuelles périurbaines et réactivités répulsives des banlieues marginalisées, dégradations avérées des aires d’activités économiques, régression ou destruction des espaces naturels avidement recherchés. Une prise en compte et une maîtrise efficace du déchet sous toutes ses formes deviennent inéluctables : résidu inutilisable, rejet dangereux, agressif, toxique, déchet radioactif mortel encombrent et tuent.
À partir des années 70 se succèdent les alertes, les grandes proclamations et les propositions alternatives des réunions internationales (Stockolm 1972) et des grands forums planétaires (Rio, Kyoto). Lentement se dessinent une action politique, une législation nouvelle et une administration spécifique. Les juristes systématisent la notion de déchet : tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation et tout bien meuble abandonné. Un objectif politique apparaît impératif : prévenir, réduire, valoriser, stabiliser et in fine stocker sans nocivité le déchet ultime, ne pouvant plus être traité dans les conditions techniques et économiques du moment.
Ces traitements varient selon les caractéristiques du déchet : déchet inerte, stable, surtout minéral, utilisé en remblai ou en sous-couche routière ; déchet banal d’origine domestique ou industrielle partiellement valorisable ; déchet spécial (physico-chimique, sanitaire) polluant et nocif pour la vie et l’environnement, soumis à détoxication. Une valorisation est concevable : un réemploi identique à l’origine ou une réutilisation différente par une régénération initiale, un recyclage dans le cycle de la production première, une utilisation biologique de la partie organique ou une exploitation énergétique de la part combustible. Faute d’un usage possible, l’élimination contrôlée est nécessaire et obligatoire sous une forme spécifiquement adaptée : incinération, détoxication biologique ou physico-chimique, enfouissement techniquement régulé, stabilisation et inertage dans une gangue durablement imperméable, stockage souterrain profond. Les déchets radioactifs, classés en catégories de dangerosité liée à l’intensité de leur rayonnement et à la durée de leur nocivité, sont soumis à une surveillance continue tout au long de leur durée de désactivation.
Les dégradations insidieuses du milieu de vie et les premières catastrophes naturelles ont montré que tout n’est pas possible sur la Terre. Le milieu naturel indispensable à notre équilibre est fragile, la biodiversité vitale est menacée, l’épuisement des ressources se dessine. Désormais, une nouvelle intelligence économique est indispensable à l’échelle planétaire.
Depuis des centaines de milliers d’années, des hommes de pays (des « paysans »), quelquefois à mains nues, isolés en petits groupes vulnérables, ont vécu et survécu dans des milieux naturels rudes, arides et désolés (Afrique saharienne et subsaharienne), ou intensément occupés par des espèces concurrentes (archipels des océans indien et pacifique, forêt amazonienne) ; là où l’homme moderne, démuni d’appareillage complexe, serait vite condamné. Or, ces survivances primitives d’exception semblent condamnées avant qu’on ait compris toute « l’intelligence technique » de leurs connaissances directes et de leurs liens vitaux avec leur environnement.
Par ailleurs, en quelques centaines d’années, l’accélération de l’emprise technique et économique des sociétés « modernes » ont ravagé de grandes étendues forestières, bocagères, humides et réduit à des archipels continentaux » de grandes aires d’agriculture paysanne modérément ravageuses du fonds rural. Le paysan, producteur direct de substances végétales et animales constitutives de notre architecture corporelle et génératrices de notre énergie vitale, père nourricier fondamental, est devenu dans plusieurs cas minoritaire et déconsidéré. L’industrialisation généralisée l’a souvent réduit à la fourniture du matériau de base pour l’usine installée aux champs et récemment promu en pourvoyeur d’énergie mécanique pour des moteurs « auto-mobiles ». Ceci implique le renforcement des surfaces artificiellement homogénéisées pour assurer une régularité de production usinière et une impérieuse rentabilité financière ; et ce, sans apparente conscience de la limitation des ressources premières et de l’échéance incontournable du niveau zéro.
Cependant quelques faits nouveaux signalent une sensibilité écologique progressive dans l’économie actuelle :
L’établissement et l’application d’une charte de qualité incluant protection de l’environnement à l’échelle de l’entreprise et contrat de branche pour l’ensemble d’une filière industrielle : prévention, valorisation, traitement des rejets et des déchets, jusqu’à une convention de reprise et de recyclage des rebuts d’usage des produits vendus, (cf. les produits toxiques : piles chimiques, herbicides et pesticides, les rebuts encombrants ménagers comme les réfrigérateurs, et les téléviseurs, les véhicules : pneus, fluides, métaux…).
Des symbioses techniques et économiques dans des bassins d’activités diversifiées sont établies en boucles de fournitures de surplus d’énergie dérivée (eau chaude, chaleur) ou de sous-produits (gaz combustible, soufre de raffinage pétrolier) réutilisables sur place ; (cf. dès 2000 au Danemark, la zone de Kalundborg).
À la même date, des parcs rudologiques spécifiques regroupent, dans la même zone d’activité, des unités de valorisation et de traitement de matériaux divers. Ainsi au Havre dans la zone industrielle du port, se trouvent en proximité immédiate : une usine de broyage et de tri sélectif par couleurs des verres ménagers récupérés, une unité de traitement des mâchefers d’incinération qui sépare les résidus ferreux recyclés ensuite et les matériaux inertes utilisés en remblais dans l’aménagement des zones industrielles proches, une unité de compostage de déchets verts et de broyage de bois destiné à l’alimentation des chaufferies, une unité de stockage, de broyage et de tri de matériaux de construction.
Certains pays se sont engagés dans une nouvelle politique économique de développement soutenable. Dans les pays scandinaves et germaniques on accroît l’usage de l’énergie « propre » et renouvelable, hydraulique, éolienne, solaire. Dans les pays dits émergents on mène un recyclage intensif et rationnel des déchets communs (sacs plastiques en carburant moteur en Inde) ou une prévention systématisée (barquettes végétales de présentation alimentaire des grandes surfaces consommées en pâtées nutritives pour les animaux en Chine).
Sans doute est-ce la voie d’une nouvelle économie « écologisée » et « cyclée » sans déchet ? Un apport révolutionnaire venu des « pays du Sud » qui esquissent une troisième étape de l’évolution de la conception de l’économie ?
Au XIX ème et au début du Xxème siècle prospère une utilisation linéaire de la matière et de l’énergie sans limite prévisible des ressources naturelles, avec un important rejet de déchets.
À la fin du XXe siècle, ébranlé par des crises environnementales, s’organise une exploitation contrôlée et ralentie des ressources, une réduction des déchets par leur prévention et leur valorisation recyclée. Désormais se dessine une économie écologisée où les activités fonctionnent en systèmes de boucles techniques de récupération, régénération, recyclage à production détritique minimale.
L’exploitation linéaire, simpliste et illimitée des biens disponibles de la période de la grande prospérité est dépassée ; leur utilisation économe et « cyclée » devra s’efforcer d’imiter l’équilibre durable des écosystèmes naturels, et ne plus mépriser cette prudente et intuitive attitude générale des économies primitives.
Pourquoi serait-il impossible de concevoir une utilisation intelligente, puisque scientifiquement éclairée et technologiquement armée, des ressources du milieu, en tenant compte de leurs limites et aussi de leur éventuelle reconstitution ? Enfin rendre possible un développement souhaitable, soutenable, durable parce que réfléchi et maîtrisé, comme une « re-découverte » de la sagesse traditionnelle du paysan de tous les pays, préoccupé de l’avenir du petit-fils au travers de la transmission du patrimoine d’exploitation !
Source : Wikipédia